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Le CV anonyme est-il enterré ?

Dimanche, 1 Mai, 2016
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Face à face entre  Yannick L’Horty Économiste, professeur à l’université Paris-Est Marne-la-Vallée et Samuel Thomas​ Délégué général de la Fédération nationale des Maisons des potes

Après de longs débats, le CV anonyme obligatoire et généralisé est définitivement abandonné dans le projet de loi égalité et citoyenneté, ce dispositif redevient donc facultatif. Perdons-nous un outil précieux dans la lutte contre la discrimination à l’embauche ?

Yannick L’Horty Il est clair que nous manquons d’outils pour lutter efficacement contre les discriminations dans l’accès à l’emploi. Pour autant, il n’est pas du tout établi que le CV anonyme soit la solution miracle. Il alourdit considérablement les procédures d’embauche, ce qui peut pénaliser l’emploi. Il est impossible à mettre en place dans les petites entreprises. Il ne fait que reporter les discriminations un peu plus loin dans le processus de recrutement, sans les annuler. Et il ne couvre au mieux que trois critères de discrimination, le sexe, l’origine révélée par le patronyme et le lieu de résidence, alors qu’il y a vingt critères prohibés par le droit. Bref, c’est une fausse bonne idée. Surtout, le principe du CV anonyme est d’enlever des informations à l’employeur alors que c’est le manque d’informations sur les candidats qui est bien souvent à l’origine des discriminations. Plutôt que de donner moins d’informations aux employeurs, il faudrait leur en donner davantage sur les aptitudes des candidats, au travers par exemple de dispositifs d’accompagnement, du recrutement par simulation, des labels ou des rencontres directes, dans des forums pour l’emploi.

Samuel Thomas À cause de préjugés, notamment racistes et sexistes, en France, chaque année, des centaines de milliers de candidats dont les qualifications et expériences correspondent pourtant aux critères de sélection voient leur CV écarté du seul fait de leur photo, de la consonance étrangère ou musulmane de leur nom ou de leur sexe. Des opérations de testing scientifiques prouvent qu’un candidat aux nom et prénom à consonance africaine ou musulmane a quatre fois moins de chances d’être convoqué à un entretien qu’un candidat au prénom et nom à consonance française ou européenne qui a le même CV. Pour que cessent ces discriminations, il est nécessaire d’éduquer les recruteurs. Il n’y a pas de meilleure « thérapie » que de lui faire recevoir, grâce au CV anonymisé, les candidats dont il aurait rejeté les CV simplement à cause de ses préjugés. Confronté à une personne qu’il a sélectionnée pour ses qualifications, il est amené à reconnaître sa valeur. Des grandes entreprises comme Accor, Bouygues Telecom, La Poste, Peugeot, Axa, Free, des PME comme Norsys, le conseil régional d’Aquitaine ont mis en place le CV anonyme par respect de la loi qui l’imposait depuis le 31 mars 2006. Renoncer aujourd’hui au CV anonyme, c’est comme retirer l’anonymat des copies aux épreuves du baccalauréat. Proposer de remplacer le CV « écrit » utilisé par plusieurs millions de personnes chaque année alors que le CV vidéo est utilisé à ce jour par 3 000 personnes par an est totalement ridicule. Mais, pire que tout, proposer le CV vidéo à la place du CV anonyme, c’est encourager encore plus la discrimination en suggérant à quelques entreprises qui cherchent une dose de « diversité » un recrutement occasionnel de candidats de telle couleur ou de telle origine qui auraient démontré en vidéo qu’ils savaient s’exprimer convenablement.

En se basant (notamment) sur l’étude conduite par Pôle emploi en 2011, certains ont pointé les effets pervers du CV anonyme. Ces critiques vous semblent-elles fondées ?

Yannick L’Horty Une seule étude rigoureuse a effectivement été conduite pour évaluer les effets du CV anonyme en France et elle a produit des résultats inattendus. Le CV anonyme favoriserait l’accès à l’emploi des femmes mais il pourrait pénaliser les personnes qui résident dans des quartiers prioritaires. Les auteurs de l’étude ne sont pas parvenus à fournir une interprétation claire de ce résultat. Le plus probable est que les entreprises qui discriminent à l’embauche n’ont pas été volontaires pour entrer dans l’expérimentation et que celles qui veulent au contraire favoriser les publics issus de la diversité ne peuvent plus le faire à cause du CV anonyme. Mais ce ne sont que des hypothèses. Pour aller plus loin, il aurait dû y avoir d’autres évaluations du CV anonyme et aussi des autres dispositifs concurrents permettant de lutter contre les discriminations (campagne de sensibilisation, accompagnement des personnes, labels…). Mais les choses en sont restées là. Ce qui laisse la porte ouverte à toutes les spéculations sur les vertus et limites de tel ou tel dispositif. Sur le fond, il est anormal que, sur une question aussi importante, on dispose d’aussi peu de travaux solides. Cela montre que les autorités publiques qui ont en charge ces questions ne sont pas assez actives sur le front de l’évaluation des dispositifs. Elles auraient dû lancer des appels à projets pour stimuler les évaluateurs et les expérimentateurs de dispositifs.

Samuel Thomas L’étude dont vous parlez réalisée par Pôle emploi a été faite en total dépit du bon sens en avertissant préalablement les entreprises (PME et TPE) de la réalisation d’une enquête pour vérifier si une discrimination raciale avait lieu dans leurs recrutements. Bien évidemment, ces entreprises, craignant d’être mises en cause pour discrimination, ont décidé de recruter « de préférence » les candidats dont les noms et prénoms étaient à consonance étrangère pour éviter toute accusation de discrimination. C’est comme avertir les boîtes de nuit de la tenue imminente d’une opération de testing pour être sûr d’entrer. A contrario, l’étude scientifique effectuée en 2014 et 2015 par l’Observatoire des discriminations et le professeur Jean-François Amadieu à la demande du conseil général de l’Essonne a prouvé que le CV anonyme avait fait reculer les discriminations en comparant les recrutements effectués l’année antérieure à l’expérimentation du CV anonyme avec ceux effectués durant l’année ou les CV étaient anonymisés. La Maison des potes, comme 72 % des Français et 90 % des parlementaires socialistes, continue de réclamer le CV anonyme dans les entreprises de plus de 50 salariés et c’est ce que nous allons essayer de rétablir par des amendements à la loi égalité et citoyenneté.

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